Poussière du Temps avait toujours apprécié la nuit. Peut-être était-ce parce que dans l'obscurité, son pelage charbonneux devenait invisible. Peut-être parce qu'il était plus aisé de se nourrir une fois le soleil échoué au-deçà de l'horizon. Ou peut-être tout simplement parce que, lorsqu'elle contemplait les étoiles le soir venu, cela lui rappelait quelqu'un.

Le solitaire s'ébroua ; autour de lui, les filins de sa soyeuse fourrure grise auréolée d'un argent bleuté par les faibles lumières dans la nuit virevoltèrent, entraînés dans une danse sauvage et aérienne. Son regard d'azurite, phosphorescent dans la nuit, se décolla de la voûte céleste, comme s'il ne pouvait supporter le rayonnement froid et lointain des paillettes de sa robe d'encre chinoise. Une moue boudeuse collée au visage, il fixa le sol avec obstination, comme un enfant pris en faute qui ne veut rien reconnaître. C'était cela, oui. Danse des Lames n'était rien d'autre qu'un enfant. Un enfant qu'on aurait abandonné, et laissé à son sort. Et l'enfant, partout où il posait le regard, avait l'impression de voir son parent perdu.

Un parent ? Poussière du Temps avait-elle donc été tant pour lui ? Oui, sans l'ombre d'un doute. Voire même plus. Personne n'avait jamais été autant pour lui. Mais comment pouvait-il prétendre telle chose, alors qu'il ne se souvenait même pas de la sensation d'avoir un parent ? Il les avait oubliés, comme tout le reste, lors de cette nuit tachée de sang. Et même après l'assemblée meurtrière, personne n'était venu le voir, alors qu'il gisait sur sa couche dans la tanière du guérisseur, faiblard et misérable. Malgré tout, une chose restait certaine : Poussière du Temps avait compté pour lui, plus que n'importe qui au monde. Elle était celle qui l'avait tiré des ténèbres, qui l'avait éclairé à l'aube de sa jeune vie. Mais alors qu'elle avait disparu de son existence, sans laisser aucune trace, il avait l'impression d'être redevenu aveugle. Il était complètement déboussolé... Et il n'aimait pas cette sensation. Il avait la désagréable impression d'avoir régressé. Retomber dans cette ignorance, cette idée lui était insupportable.

Il savait bien qu'inexorablement, le retour de son ignorance était lié au souvenir bien trop présent de Poussière du Temps. Sans elle, il était perdu. Pourtant, elle le lui avait maintes fois répété : trop s'attacher aux gens, c'était se perdre avec eux. C'était ce qui était en train de lui arriver. Son admiration pour son mentor virait à l'obsession. Il devait lâcher prise... et en même temps, il avait peur. Peur d'oublier. Une fois de plus, il avait peur de l'ignorance.

On oublie jamais les gens. On a juste du mal à s'en rappeler.

Les feuilles craquelaient sous ses pas, tandis qu'il continuait d'avancer à foulées souples et allongées. La saison des feuilles mortes arrivait, tapissant l'humus légèrement humides de dorures qui craquaient sous une légère pression. La forêt était silencieuse, et se laissait bercer par le bruissement du vent lorsqu'il faisait bruire les hauteurs de ses arbres, décrochant d'autres parures mordorées qui virevoltaient lascivement dans les airs avant d'échouer délicatement.

Danse des Lames n'en pouvait plus de ce silence, qui lui pesait tant. Habituellement, à cette heure, il discutait avec Poussière du Temps de la nature des choses, se laissait instruire, apprenait. Là, c'était différent. Cette agaçante sérénité, cette latence, à peine troublée par le hululement mélancolique d'un hibou de temps en temps qui faisait taire les souris dans leurs trous. Et lui, tout seul au milieu de tout. Il n'en pouvait plus. Il poursuivit sa route, jusqu'à quitter le couvert des arbres. Fuyant l'impitoyable réalité, et sa solitude.

La ville était devenue comme son ultime refuge. Ce n'était qu'à cet endroit qu'il sentait ce poids sur sa poitrine diminuer un peu, relâcher de peu son étreinte mortelle. Respirant à fond, il s'approcha d'un arbre, situé juste à l'orée du bois, frontière entre les mondes des Clans et des humains. Ramassant son poids sur son arrière-train, il bondit, étendant son corps mince - presque squelettique. Ses griffes sorties crissèrent en s'enfonçant dans l'écorce de l'arbre. Sans relâcher la tension de ses muscles bandés, Danse des Lames bondit de nouveau, et parvint à atteindre une branche sur laquelle il se jucha avec souplesse. Il reste immobile un instant, avant de partir vers de plus hauts sommets. Une fois satisfait, perché sur une branche assez large, il s'allongea, ramenant ses pattes sous son poitrail. Le vent souffla, et la fourrure du solitaire se souleva, l'enveloppant d'un châle de chaleur. Son regard, de nouveau, s'éleva vers le ciel. Vers les étoiles... Les croyances de Clan voulait que chacun de ces astres représente un guerrier disparu. Foutaises. Les étoiles étaient juste de gigantesques boules de gaz dans l'espace, comme de minuscules soleils. Un mort, lui, pourrissait dans la terre dans laquelle on l'avait enterré, avant de ne faire plus qu'un avec cet environnement qui avait été sien. Personne n'habitait dans le ciel.

Il n'y a rien dans le ciel... Rien d'autre que du gaz et des pierres stériles et sans vie...

Se désintéressant des étoiles, Danse des Lames posa son menton sur ses pattes, ferma les yeux. Il les rouvrit bien assez tôt. Ses oreilles se dressèrent lorsqu'il entendit le tapis de feuilles mortes craqueler en contrebas. Ses yeux d'un bleu brillant, comme deux lumignons glacés dans l'obscurité, restèrent d'une froide immobilité tandis qu'il guettait les bruits qui témoignaient de l'arrivée de cet intrus. Il sentit l'écorce vibrer sous lui. Renâclant, il releva subitement la tête, regarda en-dessous de lui. Quelqu'un. Évidemment. Une jeune chatte au pelage blanc comme le plumage d'une colombe qui contemplait le ciel avec gravité. Croyait-elle voir un quelconque proche dans les étoiles ?

Le solitaire détourna le regard avec dédain, se releva, prêt à partir.

[ Minable, sorry, pour beaucoup de temps. ]