Il avait fait beau toute la journée. La saison des feuilles nouvelles recolorait les arbres et la forêt. Les oiseaux s’étaient remis à chanter pour égailler les journées qui s’allongées. Le gibier se fessait de plus en plus présent, plus gros et en plus grand nombre. Les malades se fessaient plus rares maintenant, nous avions moins de travail. Pourtant nous ne relâchions pas nos efforts, pas encore. Je m’occupais tous les jours de ramasser assez d’herbe pour que notre réserve soit toujours garnie et Bulle Eternelle surveillait attentivement les derniers chats malades.

Ce soir, la demi-lune annonçait une réunion des guérisseurs. J’accompagnais donc mon mentor pour la première fois, que j’étais heureuse ! Toute la journée je n’avais cessé de bouger. A droite, gauche, j’étais partout. Pleine de vie et de bonne humeur. J’allais communiquer avec nos ancêtres pour la première fois. Autant dire que j’étais aussi excitée qu’une puce. Au moins, cela m’avait permis de récolter encore plus de plantes.

Enfin vient l’heure. Peu avant le crépuscule. Ainsi nous étions proche de la nuit, moment où le Clan des Etoiles était plus proche de nous, mais en même temps il y avait encore de la lumière pour nous guider jusqu’à la Pierre de Lune. Nous prîmes des herbes pour couper l’appétit, afin de ne pas ressentir la faim durant notre voyage. Puis nous nous mîmes en route joyeusement, du moins pour ma part.

Nous avons traversé la forêt et les marécages du Clan de l’Ombre, puis nous sommes passées par les Quatre Chênes. Nous avons fait une pause, plus pour moi que pour mon mentor. Elle allait bon train, tout en vérifiant que je suivais le rythme. Fort heureusement, nous allions à une vitesse supportable pour moi. Une fois notre souffle récupéré, nous sommes repartis en direction du dessert.

En fin de journée, comme maintenant, la chaleur était étouffante. En regardant devant moi, je voyais l’air vacillé. Cela donnait une étrangeté au paysage, je n’y étais pas habituée. D’un côté, c’était assez angoissant. Mais la présence de Bulle Eternelle à mes côtés me réconfortait bien vite. Nous ne vîmes pas de traces sur le chemin, j’en concluais donc que nous étions les premières arrivées.

Nous avons fini par arriver devant une sorte de petite montagne, dans laquelle une grotte était visible. Et comme je l'avais pensé, nous étions les permières. Bulle Eternelle s’installa devant et l’attente commença.

*Les autres ne devraient pas tarder…*

L’été était là, tout le monde l’avait bien compris. Les apprentis passaient le plus clair de leur temps libre à la rivière, à s’y baigner plus que de raison, tandis que leur mentors essayaient tant bien que mal de les en sortir. Après tout, la chaleur n’était pas une excuse pour échapper à l’entrainement. La seule recommandation que pouvait leur faire Museau de Givre, et il insistait très lourdement sur ce fait là, était qu’il devait à tout prix s’hydrater. Cela pouvait paraître anodin, de ne pas boire, mais la santé de tout un chacun pouvait être mise en danger par une simple soif. Les insolations n’étaient pas que des mythes dans la forêt.

Ce jour-là, alors que la réserve d’herbes et de graines en tout genre était pleine, le guérisseur se retrouvait sans rien à faire. Il avait bien songé à faire les allés et venus habituels au camp, mais il l’avait déjà fait le matin. Il avait, aussi, bien vérifié que tout le monde allait bien, était allé voir les anciens pour leur apporter de l’eau trois fois dans la matinée et pareil à la pouponnière. Les chats de son clan commençaient presque à s’exaspérer de le voir aussi actif sous cette chaleur.
En plus, avec sa fourrure longue et épaisse, le matou aurait dû craindre, encore plus que les autres. Mais il avait un secret. Dans son antre coulait un petit filet d’eau qui, lorsqu’il avait des malades ou des blessés, était bien pratique pour approvisionner tout le monde. Alors, quand aucun chat ne manquait de quoique ce soit, il lui arrivait de s’y tremper les pattes et de s’en asperger les moustaches. En été, ce n’était plus vraiment un ruisseau qui coulait, mais tout juste de quoi le soulager quelques minutes, ou quelques heures, tout au plus.

Retournant à sa grotte, il en profita donc pour se rafraichir quelque peu, asséchant son semblant de rivière. Il tourna ensuite quelques instants dans son antre et décida de se mettre en route.
En route pourquoi ? Pour la réunion des guérisseurs. Oui, ce soir, la pleine lune était de sortie, le seul moment du mois où eux, les privilégiés du Clan des Etoiles pouvaient communier avec leur ancêtres. Il ne voulait pas être en retard.

Museau de Givre jeta, alors, un dernier regard sur son camp avant de se faufiler dans le tunnel de l’entrée. Avant de se rendre à la Pierre de Lune, il voulait faire le tour de tous les terrains d’entraînement de son clan, juste pour vérifier que ses camarades allaient bien. Et effectivement, tout se passait à merveilles : chacun suivait ses conseils comme il l’avait demandé.
Le cœur léger, il s’élança donc à travers les quelques bois de son territoire pour se rendre au lieu de pèlerinage. L’ombre des arbres n’étaient pas vraiment de refus et il s’appliquait à y rester le plus possible, jusqu’à ce qu’il doive traverser les plateaux du Clan du Vent.

C’était là, et seulement là, qu’il se souvint que le Clan du Chaos devait aussi être présent. Bien sûr, il était logique qu’il soit aussi convié à la cérémonie, mais Museau de Givre avait toujours autant de ressentiment envers ce clan. Il doutait, d’ailleurs, d’être capable, un jour, d’adresser normalement la parole à ses membres. Il espérait très sérieusement qu’en face de leur guérisseur, il saurait faire la part des choses.

Il ne lui fallut, ensuite, que peu de temps pour apercevoir les Hautes Pierres : le soleil était à peine couché. Poussé par l’envie d’arriver vite, pour se mettre au frais, dans la Grotte, ses pattes s’étaient senties pousser des ailes et l’avaient amené aussi vite qu’elles l’avaient pu. C’était donc en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire qu’il fut face à ses consœurs. L’une d’elle lui semblait bien jeune et à l’odeur, il en déduit qu’elle devait être l’apprentie de la belle Bulle Éternelle.

- Bonsoir à vous chères amies. Le voyage n’a pas été trop dur ?

Le matou de la Rivière faisait bien entendu référence à la chaleur oppressante qui avait rythmé leur journée. Même si le soir était déjà bien installé, il faisait toujours aussi lourd.

- Je vois que les autres ne sont pas encore arrivés. Cela fait-il longtemps que vous attendez ?

D’un naturel peu bavard, c’était un effort surfélin qu’il faisait là pour déblatérer autant. Cependant, il ne fallait pas qu’il se montre trop hostile, ou trop réservé. Puis elles n’étaient que deux pour l’instant, alors il n’avait pas vraiment de quoi se renfermer.

Apparemment, Museau de Givre n’était pas autant en retard que ce qu’il le croyait et ce, pour plusieurs raisons. La première était qu’ils n’étaient que trois, alors qu’il manquait encore trois clans, et la seconde était que les présentes n’étaient pas là depuis longtemps. Ainsi, il fut rassurer et se permit de s’asseoir à leur coté en attendant que les autres guérisseurs les rejoignent. Il pouvait affirmer qu’il manquait Plume Ténébreuse, la chatte aveugle du clan du Vent, le guérisseur du Tonnerre et... Et oui, le guérisseur du clan de Chaos. Comme il redoutait cette arrivée... Depuis la mort de son mentor, il avait une haine terrible envers ces chats. Et en présence de leur guérisseur, chat supposé neutre ou non, il n’était pas sûr de réagir avec toute la distance qu’il devrait. Les muscles tendus, l’esprit aux aguets, il parcourait des yeux l’espace qui s’allongeait devant lui. Il espérait tellement que son confrère du Chaos ne viendrait pas qu’il en avait honte. Ces pensées n’avaient pas lieu d’être et une vague de culpabilité l’envahit. Il n’avait pas le droit de souhaiter de genre de chose. Il était un guérisseur et ses ressentis et émotions ne devaient pas influencer son jugement. Et pourtant...

Mais alors qu’il réfléchissait et essayait de se convaincre de ne pas réagir excessivement, une odeur tout à fait différente que celle à laquelle il s’attendait, se fit sentir. Il s’agissait là de la guérisseuse du clan de Vent accompagnée, apparemment, d’un tout jeune apprenti. Le chaton semblait avoir quelque peu de mal à avancer avec ses courtes pattes. Heureusement que son mentor l’attendait. À y penser, il n’avait que rarement vu la chatte aussi attentionné avec un congénère. Certes, ils ne vivaient pas dans le même clan, mais les Assemblées et autres rassemblements étaient toujours une niche d’informations colossale. Cependant, il ne fit aucune remarque et se contenta de répondre au hochement de tête de bienvenue que lui avait adressé la nouvelle venue, tout en lançant un regard qu’il voulait amical au jeune chat.

Puis Plume Ténébreuse dit ces quelques mots de mauvais augures. Museau de Givre l’avait toujours trouvé sombre et l’entendre lancer ce genre de phrases n’était plus du tout une surprise. Il s’y était habitué, si habitude il y avait eu à prendre, et il n’eut qu’un léger frisson. C’était vrai que le silence qui les entourait était étrangement épais et lourd. Mais décidant de ne pas y faire attention, Bulle Éternelle entama notre descente vers la Pierre de Lune. Sans réellement se poser la question de pourquoi les autres ne s’étaient pas joints à eux, le matou attendit que tout le monde soit rendu dans le tunnel pour fermer la marche. Il était le seul à ne pas avoir d’apprenti et il ne se sentait pas de passer au milieu de ses congénères. Surtout qu’avec cette différence, il se sentait presque écarter. Il était, en réalité, le seul à se mettre à part, mais peut-être était-ce comme une manière de se protéger d’une chose à laquelle il ne voulait pas être confronté : la mort de Lumière des Cieux. Il n’avait, pour ainsi dire, toujours pas fait le deuil de son mentor, et prendre un jeune chat sous son aile était, pour lui, comme demander à un apprenti de former un autre chat. Impensable donc.

Le trajet jusqu’à la roche sacrée se fit assez rapidement, même si le conduit qui les y menait était toujours aussi sombre et inquiétant. Le matou n’était pas angoissé : il sentait déjà la présence rassurante de celui qui l’avait amené ici la première fois. C’était donc l’esprit en paix qu’il se positionna devant la Pierre de Lune, son museau touchant la surface dure et froide. Aussitôt, ses yeux se fermèrent, et contrairement à l’habitude, le sommeil vint le cueillir en quelques secondes.

Il se retrouva propulser au bord de la rivière qui bordait les terres de son clan. De part et d’autres de la rive, l’herbe s’animait sous le souffle léger de la brise et au loin, entre les arbres du clan du Tonnerre, comme flottant au-dessus du sol, une ombre se découpait. Plissant les yeux pour mieux discerner ce qui approchait, le matou vit, d’abord, la couleur grise, presque argentée, de la fourrure du chat -puisqu’il s’agissait bel et bien d’un chat- en face de lui.

- Lumière des Cieux !

Bondissant sur ses pattes, il commença à s’avancer, les yeux tour à tour, vissés sur le sol pour ne pas glisser au fond de l’eau, et sur son mentor. Mais alors qu’il posait une patte sur un rocher qui sortait plus de l’eau que les autres, une voix, comme faite de fumée, s’éleva dans les airs.

- Reste où tu es.

Complètement coupé dans son élan, Museau de Givre releva les yeux pour les garder fixés sur la silhouette qui venait toujours vers lui, pour se poster à quelques longueurs de queue. Son regard ne pouvait se faire plus triste que ce qu’il l’était. Depuis des lunes entières, il rêvait de le revoir, de lui reparler, de ressentir sa présence qui avait su l’apaiser dans les moments les plus durs. Et voilà qu’aujourd’hui, son vœu était exaucé. Mais ce n’était pas la réalité : la fumée qui entourait le chat des Étoiles et la distance de sa voix en étaient les preuves.

- Je vois que tu as bien grandi, mon apprenti. Tu veilles sur ton clan. Sur notre clan. Je suis fier de toi.

Un instant, le guérisseur de la Rivière crut percevoir comme une cassure dans la voix de Lumière des Cieux, mais le moment fut si court qu’il était persuadé de l’avoir rêvé.

- Tu es seul, Museau de Givre.

Cette phrase sonna comme étrangement à ses oreilles : il n’en saisissait pas le sens. Son esprit fonctionnait à une vitesse folle pour essayer de comprendre ce qu’il venait de lui dire. Seul ? Qu’entendait-il par-là ? Bien sûr qu’il l’était. Un guérisseur n’avait pas le droit à l’amour, et encore moins aux chatons. Les seuls enfants qu’ils avaient le droit d’avoir et de faire naitre étaient ceux des autres. Alors pourquoi seul ?

- Tu es seul.

Mais pourquoi ? Il avait envie de le lui crier, de lui hurler de lui expliquer. Puis tout à coup, la lumière ce fit dans son esprit et ses idées s’éclaircirent.

- Je n’ai pas d’apprenti...

Son voix s’était faite aussi basse qu’un murmure, mais Lumière des Cieux l’avait perçu. Quoi de plus étonnant après tout, puisqu’il n’était plus dans le monde des vivants et que tous les deux se trouvaient au pays des rêves. Mais il n’était pas près, il n’en voulait pas.
Comme s’il avait lu dans ses pensées, le matou d’argent reprit la parole.

- Si tu l’es. Tu l’as toujours été.

Puis, sur cette dernière phrase, il disparut, laissant derrière lui une fine poussière d’étoile, comme un millier de gouttelettes d’eau en suspension dans l’air, éclairées par la lumière blanche de la lune. Pris d’un soudaine vague de panique, Museau de Givre hurla pour l’appeler, pour l’implorer de ne pas le laisse seul à nouveau, pour qu’il reste avec lui, et alors, confondu dans le bruit de la brise qui n’avait pas arrêté de souffler depuis qu’il était là, il crut percevoir un « Je serai toujours avec toi. ».

Quelques secondes plus tard, ses yeux s’ouvrir sur la pénombre. Son regard accrocha presque immédiatement la silhouette de Bulle Éternelle, déjà éveillée, tandis que ses muscles se détendaient sensiblement. Les autres dormaient toujours, à en juger par les respirations calmes qui se faisaient entendre. Se mettant sur ses pattes, il passa un coup de langue sur ses coussinets et se rafraîchit le visage. Jamais, jusqu’à ce jour, il n’avait eu à refaire face à son mentor et cette vision le chamboulait plus que ce qu’elle aurait dû. Surtout avec le message qu’était venu lui apporter Lumière des Cieux. Il espérait seulement que cela ne se voit pas trop. Pour masquer tout ça, il aurait bien aimé engager la conversation, mais nul n’avait le droit d’ouvrir la bouche dans l’antre sacrée du Clan des Étoiles : il attendrait donc d’être sorti pour cela.