Je pense être une des rares personnes à trouver la vie ennuyeuse quand on a quatre lunes. Et pourtant...C'était tout le contraire de mon frère, Patte de Cendre. Il adorait découvrir de nouveaux lieux, de nouvelles odeurs, de nouvelles saveurs. Et je le suivais partout, parce que je l'adorais. Nous étions les survivants d'une portée de trois chatons. Notre sœur avait succombé quelques jours seulement après sa naissance. Cela pouvait paraître cruel, mais je ne ressentais pas de peine. Comment pleurer quelqu'un qu'on n'a pas -ou presque pas- connu ? D'autant que ce n'était pas la seule que nous ayons perdu, à cette époque. Il y a quatre lunes, c'était la pleine saison froide. Même pour le clan du Vent, mon clan, c'était difficile. Beaucoup d'anciens et de chatons nous avaient quitté. Ma mère étaient trop faible pour allaiter trois chatons. La plus maigre d'entre nous n'avait pas survécu. C'était la loi de la nature. Le plus fort survit toujours, et les autres se débrouillent.

J'eus à peine le temps de tourner la tête que Patte de Cendre me percuta. Telle une petite boule de poils grise. Je le repoussai rapidement et entreprit de nettoyer ma fourrure. Mon pelage était écaille-de-tortue, et je veillais à le garder bien propre et lisse.

Tandis que j'enlevai les derniers poils gris collés à moi, mon frère se releva. Il n'était nullement fâché par ma rebuffade.

-Allez, Petite Mélodie ! Viens jouer avec moi !

-Ça dépend, soupirais-je. Essaye de trouver un autre jeu que celui de la bagarre.

Lequel jeu que je gagnais toujours, d'ailleurs. Oui, j'étais plus forte que mon frère. Plus mâture aussi. Ma mère ne cessait de se vanter auprès des autres reines. Elle répétait que j'étais aussi mûre qu'un apprenti, si ce n'est plus. Comme à chaque fois que je la prenais en train de dire ça, je démentais. Je souhaitais plus que tout me fondre dans la masse. Je ne m'aperçus pas tout de suite que Patte de Cendre attendait d'avoir mon attention pour continuer. Je m'assis donc en face de lui, les oreilles grandes ouvertes.

-J'ai trouvé un truc génial ! Je pense que ça va te plaire.

-Tu m'intrigues. Dis-moi.

-Eh bien, souffla-t-il avec un air mystérieux, j'ai trouvé un immense saule pleureur près de la frontière avec le clan de la Rivière. Cool, nan ?

-C'est hors du camp, répondis-je froidement.

-Et alors ? Tu me répètes tout le temps que tu t'ennuies. J'ai trouvé ce qu'il te faut.

Là, il marquait un point. Son plan était bon, à condition de ne pas se faire attraper. Je regardais autour de moi; le soleil n'était pas encore levé. Les guerriers ne se réveilleraient pas tout de suite.

-Très bien. Allons-y.


***

Enfin, je découvris le grand saule qui émerveillait tant mon frère. Ses grandes branches vertes, toutes molles, touchaient le sol avec élégance. Cette apparence tranchait avec celle de son tronc robuste, qui était sans doutes capable de soutenir plusieurs bipèdes. Même pour moi, l'arbre était source d'inspiration. Je m'imaginais déjà tous les jeux possibles grâce à ce végétal. Un rapide coup d'œil à Patte de Cendre me confirma qu'il pensait comme moi. Nous avançâmes vers notre nouveau terrain de jeux quand une odeur affreuse me stoppa net.

-Tu sens cette odeur ?

-Oui, grimaça-t-il à son tour. Qu'est-ce que c'est ?

-J'aimerais bien le savoir. Viens, rentrons. C'est peut-être dangereux.

Il soupira mais ne protesta pas. Résignée, je repris le chemin du camp à sa suite. Un grognement résonna, et je songeai tout de suite à une blague de mon frère. Je levai la tête vers lui mais il était retourné et regardais avec effroi quelque chose dans mon dos.

Je tournai la tête à mon tour. Le grognement retentit de nouveau. Un blaireau gigantesque se tenait là, plus menaçant que jamais. Son odeur envahissait l'air. Il ouvrit la bouche dans un rictus mauvais, montrant une rangée de petites dents sales et pointues.

-Cours, Patte de Cendre, ordonnais-je en chuchotant. Va-t'en.

-Pas question. Je ne t'abandonne pas.

J'étais trop pétrifiée pour répondre ou pour me morfondre sur la stupidité de mon frère. Une seule chose comptait: le prédateur qui se tenait devant moi. Hélas, j'étais trop jeune pour savoir comment échapper à un blaireau. Je savais juste qu'ils avaient mauvaise vue. Peut-être que si je ne bougeais pas, il partirai. Mais ce n'était qu'une supposition. Il s'approcha à peine de moi, toujours aussi effrayant. Je me concentrai sur ses énormes griffes pour éviter d'affronter ses petits yeux noirs qui ruisselaient d'une pulsion sanguinaire. Je devais courir, m'enfuir à toutes pattes, mais je restais là. Qui sait, peut-être était-il férocement rapide? Je me maudis d'avoir éviter les récits des anciens. Ils étaient très instructifs, surtout dans des situations pareilles.

Derrière moi, quelque chose craqua. Je sursautai, déconcentrée. En un instant, je regrettai mon geste. Dans un ultime grognement, le blaireau fondit sur moi avant que j'eus le temps de m'en aller. Au loin, j'entendis Patte de Cendre qui crachait quelque chose comme : «Ne la touche pas, sale bête !»

Pour éviter au coup de patte mortel du prédateur, je sautai sur son épaule. Il s'agita dans tous les sens pour me faire partir. Je plantais mes griffes dans sa chair et il hurla, plus de fureur que de douleur. Mais je ne réussis pas à tenir plus longtemps. Il se secoua une nouvelle fois et je fus projetée contre l'énorme tronc du saule pleureur.

Je retombais sur le sol, inerte. Mon flanc gauche me lançait terriblement. J'étais incapable de bouger, de me relever. Le blaireau s'approcha de moi, et je fermai les yeux. Il commença à griffer mon flanc et je laissai échapper un cri de douleur.

J'ouvrai les yeux d'instinct. Une boule de fourrure se jeta sur la bête, et j'eus le soulagement de reconnaître la lieutenante du clan, Coccinelle Voyageuse.
Avec l'aide de plusieurs autres guerriers, elle poussa le blaireau à reculer. Il poussa finalement un cri de rage, mais s'en alla.

La tension retomba sur le groupe, et les visages s'éclaircirent. Patte de Cendre se rua à mon côté, suivi des autres chats.

-Petite Mélodie ! Tu m'entends ? Tu vas bien ?

Je marmonnai quelque chose ressemblant à «Ça va» mais personne ne fût dupe.

-Portons-la jusqu'au camp, ordonna Coccinelle Voyageuse. Il faut que Cristal de Lune s'en occupe.

Tous s'exécutèrent. Je regardais une dernière fois le saule pleureur et remarquai une longue trainée de sang qui venait jusqu'à moi. Ainsi donc, je saignai. Je ne m'en étais pas rendue compte.

Une fois au camp, ce fût la panique totale. Tout le clan avait eu vent de notre disparition, et des murmures d'effroi fusèrent quand les guerriers m'apportèrent au milieu du camp.
Une chatte à l'allure gracieuse se dirigea vers moi, et je l'identifiais comme la guérisseuse du clan, Cristal de Lune.
Durant le trajet, la douleur avait petit à petit pris place au centre de mon intérêt. Elle émanait à la fois de ma patte arrière qui avait frappé l'arbre, et de mon flanc où l'animal avait joué de ses énormes griffes.

-Elle saigne beaucoup...Patte de Cendre, tu te souviens de ce que je t'ai appris ?

-Oui.

-Alors va me chercher des toiles d'araignées et des graines de pavot. Dépêche-toi !

Je ne suivis pas le reste de la conversation. Je reconnus juste la voix affolée de ma mère. J'ouvris la bouche pour la rassurer, mais aucun son ne sortit. Je restai là, bouche ouverte, comme une démente. Mais peut importe. La douleur...Elle était si intense. Qu'avais-je fait pour subir tant d'atrocités ? J'avais enfreint une règle, certes, mais est-ce que le plus cruel des guerriers de méritait-il pas lui-même une fin moins douloureuse ?

Je sentais les pattes expertes de Cristal de Lune sur mon pelage souillé. Elle me pria de mâcher quelques graines, et j'utilisai le peu de force que j'avais pour lui obéir.

Soudain, elle appliqua quelque chose sur ma plaie et un cri de fureur s'échappa de ma gorge. Tous les chats se figèrent. Un silence de mort retentit en échos à ma douleur. Étoile de Glace s'approcha.

-Peux-tu la guérir, Cristal de Lune ?

-Je ne sais pas, avoua cette dernière. Si j'y parviens, elle gardera sa patte tordue à vie. En attendant, il faut la laisser. Son sort est entre les pattes du clan des Étoiles.
J'avais trop mal pour saisir le sens exact de ces paroles. Le clan, lui, parût le comprendre. Patte de Cendre hoqueta d'horreur, et ma mère s'écroula sous le poids du chagrin.

Quand j'ouvris les yeux, ce fût la pénombre qui m'accueillit. La douleur ne me brûlait plus. La nuit était paisible, accentuée par le chant des grillons. Était-ce ça, la mort ? C'était beaucoup mieux que je ne l'avais imaginé. Quelque chose retint mon attention; une respiration. Je tournai la tête et découvrit une boule de poils grise endormie à mes côtés.

-Patte de Cendre ? soufflais-je.

Celui-ci marmonna et se tira enfin du sommeil.

-Petite Mélodie ? Ah ah ! Tu es vivante ! Enfin ! C'est merveilleux !

-Chut ! Pas si fort ! Les autres vont t'entendre.

-Peut importe, trancha-t-il. Depuis le temps qu'on t'attend.

-Comment ça, «depuis le temps» ?

-Tu ne t'en es pas rendue compte ? Ça fait deux jours que tu es dans une espèce de sommeil agité. Tu poussais des cris atroces.

Deux jours ! Rien que ça ! J'avais en effet le souvenir d'un cauchemar où j'avais très mal. Mais ça allait mieux, c'était l'essentiel. Je tentais de me relever mais une patte ne répondait pas à mon appel. Quand je la regardais d'un peu plus près, je retins mon souffle. Elle était tordue. Déformée. Comme morte. Un tel spectacle m'arracha un gémissement.

-Désolé, murmura Patte de Cendre. Si seulement je ne t'avais pas emmenée là-bas, tu...

-Stop, le coupais-je. C'est moi qui ai choisi d'y aller. C'est ma faute.

***

Deux lunes plus tard. Après des jours et des jours passés dans la tanière de la guérisseuse, mon frère devenait apprenti. Depuis tout ce temps, je n'étais pas sortie. J'avais suivis une sorte de rééducation, et je me sentais prête. Prête à sortir, à me dévoiler au reste du clan.

Je me levai lourdement, et Cristal de Lune se tourna vers moi.

-Que fais-tu, là ?

-Je sors. Je ne vais pas rester ici pendant la cérémonie de Patte de Cendre.

La chatte allait protester mais elle se ravisa, consciente que j'avais raison. Une fois dehors, la lumière m'aveugla. Je profitai pleinement de ce moment, car je serai peut-être obligée de rentrer après. Les chats se tournèrent vers moi, le souffle coupé.

-Elle est sortie ! Ce qu'elle a grandie, souffla un chat brun.

-Oh oui, lui répondit sa camarade rousse. Sa patte n'a pas l'air de la gêner.

Elle avait raison, je n'étais pas dérangée par mon handicap. Bien sûr, ma vitesse était limitée. Mais je n'étais pas restée enfermée pendant deux lunes pour rien, non ?
La plupart des chats étaient tournés vers le promontoire. Patte de Cendre était à côté, trop excité pour me voir. Pendant ma convalescence, il était venu me voir chaque jour, s'émerveillant à chacun de mes progrès. Il se considérait toujours coupable de mon accident, mais si j'avais beau lui répéter le contraire. Je m'assis gauchement en attendant le début de la cérémonie. Étoile de Glace sortit de sa tanière. Elle remarqua tous les chats tournés vers moi et un sourire de soulagement se dessina sur son visage quand elle me vit.

Elle grimpa agilement sur le promontoire.

-Chats du clan du Vent, dit-elle solennellement. Nous voici réunis car l'un de nos chatons est en âge d'être apprenti. Patte de Cendre, jusqu'à jour où tu deviendras guerrier, tu seras nommé Nuage de Cendre...

Elle continua son monologue, mais je n'y prêtai plus attention. Comment m'appellerais-je, moi ? Nuage de Mélodie ? Hélas, je ne pouvais pas me permettre pareilles pensées. Je ne serais jamais apprentie, je n'étais pas apte. Je continuai de divaguer, perdue dans mes pensées, jusqu'à la fin de la cérémonie. Notre chef se retira, et je la rattrapai juste à l'entrée de son antre.

-Heureuse de te revoir, Petite Mélodie, murmura-t-elle de sa voix douce. Que veux-tu ?

-Je voudrais te parler de mon avenir. Je me doute que je ne peux pas passer apprentie. Quel choix me reste-t-il ?

-Moi je sais, marmonna une voix âpre derrière nous.

Je me retournai et vis une ancienne du clan.

-Je connais l'histoire d'une chatte qui a subi à peu près le même sort que toi, poursuivit-elle. Viens avec moi.

-Cette chatte dont je te parle, dit l'ancienne, a vécu au temps du grand Étoile de Feu. Son nom était Museau Cendré. C'était l'apprentie du chat roux. Mais elle était active, et elle a voulu découvrir le chemin du Tonnerre seule. Elle n'était pas assez expérimentée. Un monstre passa et... je t'épargne les détails, petite. Elle avait la patte tordue, elle aussi. Mais elle a trouvé sa voie, c'est pour ça que les chats s'en souviennent encore...

-Qu'a-t-elle fait ? murmurais-je, impatiente.

-Elle est devenue guérisseuse.

A ce moment-là, j'eus l'impression de revivre l'attaque du blaireau. Ma plaie se raviva, une goutte de sueur perla sur mon front.

-Non, soufflais-je d'une voix à peine audible. Pas ça...

Moi je voulais connaître le plaisir de manger ses propres proies, le frisson de se trouver sur un champ de bataille, la fierté de diriger un apprenti...
Je voulais être une guerrière. Ce genre de guerriers que rien n'arrête. Dans l'histoire, je voulais être Tempête de Sable. Pas Museau Cendré. Surtout pas Museau Cendré.
J'avais vécu assez longtemps en compagnie de la guérisseuse pour l'affirmer. Je n'étais pas faite pour apprendre tout les mélanges possibles, pour dormir seule dans une tanière sombre, pour interpréter les signes du clan des Étoiles, pour porter sur mes épaules le poids du mal vert à la saison froide...

Je me mis à chanceler. L'ancienne ne disait rien, elle me laissai sûrement le temps d'encaisser.

-Quelles sont mes autres options ? parvins-je à demander.

-Aucunes, petite. C'est ta seule option.

Nouvel excès de douleur. Non, il devait avoir quelque chose auquel on avait pas pensé. Je savais à peu près chasser, et mes trois pattes valides pouvaient infliger des blessures assez graves.
Je vis Nuage de Cendre s'approcher, sa petite fourrure grise bien lisse après une longue toilette. Il devait avoir entendu, car il fourra son museau dans mon flanc.

-Tu veux rester dans le clan, avoir une grande destinée ?

-Oui, répondis-je, tremblante. Pourquoi ?

-Tu sais à quel point les guérisseurs sont importants et respectés.

Je fis volte-face.

-Non ! Je veux aller sur le champs de bataille. Tu ne peux pas me comprendre, toi tu deviendras un guerrier.

Il ne répondit pas, tandis que notre mère n'avait rien perdu de la conversation. Je me retins de lui faire la réflexion, car elle en aurait profité pour me culpabiliser. Je partis me réfugier dans la tanière de la guérisseuse. Quelle ironie ! Mais c'était depuis deux lunes déjà mon seul lieu de repos. Où aller ? J'étais trop grande pour dormir dans la pouponnière, et je n'étais pas encore nommée novice.

Je pris donc place sur ma couche, déprimée comme jamais. L'espoir me quittait, et il avait raison.

Que faire ? Quitter le clan ? Je ne pourrais pas survivre. Et je ferais pas long feu à la guerre non plus. Devais-je maintenant accepter l'inacceptable ?

La nuit venue, le sommeil se fit attendre. Ce n'est qu'aux premières lueurs de l'aube que je réussis enfin à faire taire mes doutes. Mais quand j'ouvris les yeux, Cristal de Lune était devant moi.

-Bonjour, murmura-t'elle. Comment vas-tu ?

-Bien, merci. Tu veux me parler ?

-Oui. Je pense qu'il serait bien pour toi que tu prennes la relève derrière moi. Pendant ta convalescence, je t'ai appris beaucoup de choses et tu t'en sortais très bien. Tu sais comme moi qu'Etoile de Glace a été très clémente en évitant de te punir pour ta petite excursion. Tu pourrais lui rendre hommage en servant le clan.

-Je sais, hélas. Mais j'aimerais tellement être guerrière. C'est si frustrant de voir mon frère passer apprenti alors que moi j'ai encore mon nom de chaton et que j'ai une saleté de patte tordue qui m'empêche de réaliser mon rêve.

Elle me regarda, pleine de compassion, et je sentis que j'étais sur le point de craquer.

-Tu es loyale, Petite Mélodie. Tu pourrais honorer cette loyauté en servant ton clan au mieux possible. Deviens mon apprentie, tu ne le regretteras pas.