>>Music

L’aurore prune se mirait dans les prunelles de jade du meneur du Clan de la Rivière, teintant son regard vif d’une harmonie calme. L’horizon s’effilochait, adoptant des teintes violacées, puis plus claires, sans pour autant marquer irrémédiablement la fin d’une nuit paisible. Tout était silence. A l’ouïe fine du matou cendré parvenait l’infime ruissellement des eaux de la rivière, accompagné du froufroutement des arbres se balançant et se rencontrant au gré des caprices du vent. Un air mordant l’enveloppait l’intégralité de son imposante stature, sans pour autant s’insinuer en lui. Tout glissait sur son corps. La tristesse, le chagrin, le bonheur, la joie, la satisfaction, la peur, l’émotion. Étoile d’Argent trônait, silhouette roide et hiératique, du haut de son antre, l’esprit flottant. Sous cette aube pourpre, il avait fait un choix. Celui de la vérité. Ses narines se dilatèrent lorsque le vent tourna, charriant avec lui les senteurs de la pouponnière. Des parfums exquis, qui semblaient dater de plusieurs milliers de saisons au chef à la robe poussiéreuse. Ce doux réconfort passé qu’il ne connaîtrait plus jamais. Pourtant, en cet instant, c’est ce à quoi il estimait avoir droit. Le réconfort. La douceur d’une mère qu’il n’aurait plus avant la confession. Car oui, c’était bel et bien une confession, un aveu. Des aveux. L’aveu d’une trahison, l’histoire d’une haine. D’une pureté envolée, d’espoirs illusoires. De règne, aussi. De bonheur, un peu. De blessures, surtout. C’était l’histoire d’une vie. De sa vie.

Un cri trancha l’air, pareil à une flèche sifflant au loin. C’était celui du premier oiseau du jour. Même si aucun changement ne s’était opéré en apparence, il avait changé. Il prit son envol, rompant l’atmosphère de sa masse aérienne pour atterrir avec souplesse sur le sol tassé par d’innombrables passages. Il avançait. Et ne reculerait plus. La tanière des guerriers était si proche... Il était si proche. Le port de tête qui sied si bien aux bêtes de pouvoir, il rentra à pas feutrés dans l’antre, passant en revue sous le feu de ses prunelles tous ses guerriers, pour enfin deviner la silhouette endormie de celui qu’il cherchait. Œil du Firmament, son lieutenant. Le meneur le secoua fermement mais gentiment du bout d’une patte, jusqu’à ce que le félin de jais quitte pour de bon le pays de rêves. Si tôt qu’il reconnut son chef, ses yeux encore embués par le sommeil s’éclairèrent d’un intérêt nouveaux. D’une
voix douce qui rompit l’air lourd, Étoile d’Argent lui lança :

« Bonjour, Œil du Firmament. Si tu veux bien me suivre, j’ai à te parler. »

Sans plus s’attarder sur la question, le meneur gris se mit en marche, laissant à peine le temps à son second de s’étirer un tant soit peu. Un instant plus tard, les deux félins marchaient côte à côte, le chef, déterminé, et le lieutenant, pensif. Sous leur pattes, la nature s’éveillait, doucement. A leurs oreilles, le clapotement de la rivière se faisait d’instant en instant plus présent, plus réel. Au dessus d’eux, la Toison Argentée qui avait veillé une nuit encore sur eux et leurs semblables s’effaçait peu à peu, rayon argenté dans les cieux qui s’éclairciçaient. L’herbe verdissante pailletée d’humides étincelles formait sous leurs pattes un écrin de velours. L’odeur du gibier parvenait maintenant aux narines d’Étoile d’Argent, mais il n’y prêta pas attention. L’appréhension montait par bouffée en lui, sournoisement, imperceptiblement. A ses côtés, il y avait le chat qui allait tout savoir. Celui qu’il avait choisi.

La hiérarchie du Clan de la Rivière stoppa soudain, alors qu’ils avaient sous leurs yeux l’étendue turquoise de la rivière. Comme en écho aux pensées qui cheminaient dans l’esprit du matou gris, Œil du Firmament intervint :

« Je pense que nous pouvons parler, maintenant. »

Le lieutenant s’était exprimé posément, sans qu’aucune de ses émotions du moment ne surgissent sur son minois de jais. Il était là, corps fuselé et opaque, attendant, comme un fidèle guerrier, que son chef lui ordonne quelque chose. N'importe quoi, mais quelque chose. Mais aucun ordre ne viendrait. Pas aujourd'hui. Pas sous cette lumière naissante aux candeurs divines.

« Tu as raison. »

Enfin, il allait parler. Il allait tout lui révéler. Tout. A la fin de leur échange, le lieutenant saurait tout de son chef. Finie l'idée qu'il s'était fait de lui. Il allait lui découvrir un autre visage, il allait le connaître. Aucune fuite possible, pas de dérobement. La vérité, la simple vérité. Analgésié, Étoile d’Argent prit la parole, l’œil vif.

« Je t’ai réveillé ce matin pour te raconter une histoire, commença le meneur à la robe grise, mon histoire.»

Le poids des révélations qu’il allait lui faire n’allait pas le ralentir dans son envol, ah ça non. A quoi bon ? Son lieutenant était en quelque sorte son élu à lui. Le seul représentant sur Terre qui saurait. L'unique messager de leur mère Nature. Alors, statique, le chef du Clan de la Rivière prit une posture d'attente. Rien de mieux. Il savait qu'il allait lui en coûter de dire la vérité, l'entière vérité à son lieutenant, mais c'était le devoir que lui avait inculqué le Clan des Étoiels. Seulement, le meneur au pelage de cendre n'était pas dupe. Il savait que son lieutenant était d'une loyauté sans faille. L'annonce d'une trahison, pure et simple, n'aurait rien pour le réjouir. Non, vraiment rien. Mais tant pis. Autant tout dire maintenant à un ami que procrastiner les aveux. Le regard dans le vague, il lui semblait que la chatte qu'il avait aimée était là, tout près de lui. Il aurait juré sentir son parfum si exquis, si pur. Le froissement délicat de son pelage... Leur sonate en accord parfait. Leur musique, leur amour. Un temps, il avait été tiraillé entre elle et son propre Clan, car, oui, il avait reçu des songes directement envoyés de la Toison Argentée pour le prévenir que lui, petit Nuage d'Argent, tiendrait le rôle principal de l'immense pièce de théâtre qu'était l'histoire du Clan de la Rivière. Puis le Clan des Étoiles avait choisi pour lui.

Désolé pour ce retard incommensurable... j'voulais pas mettre plus de temps que ça --'

Du ciel tombaient à présents quelques larmes, souvenirs trop violents qui criblaient la tranquilité plate de la rivière. Sous une clarté incolore et froide, la mince étendue s’apparentait à un serpent argenté, sinuant partout, se déposant malignement sur sa proie, donneur de mort. La végétation, secouée de mille vents glacials, perdait peu à peu son ardeur, sa verdure, sa vie. D’ici peu, les feuilles tomberaient en cascades, tourbillonnant en cyclone sylvestre en enveloppant leur mère nature, sous un voile mort. En face de lui, le meneur du Clan de la Rivière avait un chat. Celui qui deviendrait son plus intime gardien. Étoile d’Argent le regardait de ce regard exsangue qui caractérise les bêtes traquées. Il s’amusait à demi de la curiosité mal dissimulée du félin d’encre. A l’évidence, le matou ne s’attendait pas à la révélation pure et simple d’une trahison. Puisqu’il était trop tard pour reculer...

« Eh bien, qu'attends-tu ? lança le matou noir. Parle, je t'en prie.

Une prière. Rien que ça.Le chef planta alors son regard émeraude dans les prunelles de son interlocuteur. Seule la vérité transparaissait. D’un côté, un matou traqué, une bête brisée, qui quémandait une pitié que personne jusque là n’avait été capable de lui donner ; de l’autre, un être placide, posé, curieux, tout simplement, qui respirait la sagesse, l’expérience, et la foi. Deux vies.

Étoile d’Argent inspira un air pur, comme si celui qu’il respirait depuis quelques instants était gangréné de quelque maux immondes, comme s’il croulait déjà sous le poids des lourdes révélations qu’il s’était promis de faire. Jamais il n’avait ressenti plus pernicieuse crainte qu’à cet instant-là de son existence. La peur était là, vibrante dans tout son être, alors qu’auraient dû couler de sa bouche, lascivement, les paroles qui l’auraient libéré ; comme un flot impur, un mal ignoble. Son lieutenant, immobile, dardait son regard inquisiteur dans ses propres prunelles, où régnait un feu doux et vert. Rien, en apparence, ne faisait écho à l’inextricable enchevêtrement de son âme, en l’instant. C’était sa force. Son masque. Celui qui avait dissimulé sa satisfaction, oui, sa satisfaction, devant le cadavre d’Étoile du Brigand, quelques lunes auparavant. Ce même masque hideusement beau qui l’avait aidé à pousser son chef mort dans la Rivière, d’une patte indolente, froide. Ce masque qui se détruisait, petit à petit, devant la stature hiératique d'OEil du Firmament. C'est alors que la voix grave du meneur de cendre rompit l'air frais du début de matinée, ce timbre d'ordinaire si fort et convaicant venait de perdre toute son assurance.

"Oui, OEil du Firmament, je vais parler. Tellement que tu me supplieras de me taire."

Le chat de jais n'apparaisait plus sous le feu des prunelles de jade épurées d'Étoile d'Argent, il était le paysage. Le paysage qui l'avait ignoré, lui, petit Nuage d'Argent.

"Je suis né ici, sur les berges de cette rivière. Le commencement de tout. C'est aussi ici que, six lunes plus tard, j'ai fait une rencontre... qui allait tout changer. Elle s'appelait Nuage des Sables, et faisait partie du Clan du Vent. Nous nous sommes aimés dès le premier regard. Alors, comme tu t'en doutes, j'ai faussé compagnie au Clan, sans que qui que se soit ne ressente l'ombre d'un doute à mon égard. Pas même toi, qui avait toujours un oeil attentif pour les tiens. Je vous ai tous trahis. Y compris Étoile du Brigand."

Les mots lui pesaient davantage à mesure qu'il les prononçaient, l'air distant. Il s'efforçait de ne pas voir les deux yeux vairons qui le détaillaient. Il se parlait à lui-même. Mais c'était assez. Trop même. Le félin à la robe de jais, guerrier fidèle et à la loyauté inébranlable, un cadeau tombé directement de la Toison Argentée, en avait déjà entendu long. Trop long pour son orgueil, sa vaine hiérachie de l'ordre établi. Et à ses oreilles devait maintenant teinter le feu de la colère, de l'incompréhension, peut-être, pour qu'une seule évidence ne s'impose. Son chef avait trahi.


[A gerber, désolé]