Un bref murmure. Sombre et lugubre.
Le vent fit danser les branches démunies de feuilles, telles des squelettes étirant leurs doigts maigrelets vers le ciel noir. Quelques persistants protégeaient encore la forêt de leur feuillure glacée par l’hiver. Parmi ces arbres figuraient quatre grands chênes ayant connus hivers et douleurs, chaleurs et vies. De nombreuses âmes se cachaient à travers leur dense chevelure, allant des proies aux prédateurs.
C’était une nuit froide, où des flocons scintillants tombaient du ciel noir et nuageux. Le vent faisait virevolter la neige, peignant le paysage tout de blanc, pour quiconque arrivait à percevoir à travers les ténèbres de la nuit.
Un bruissement. Léger et rapide.
Quatre chats à l’odeur de la glace et du poisson passèrent près d’un grand chêne. Le plus grand, un grand matou au poil argenté affirma le territoire du Clan de la Rivière, derrière lui se tenaient deux autres guerriers, l’un au poil roux tigré de beige, et l’autre au pelage noir. Un peu plus en retrait, se tenait une jeune novice écaille de tortue. Cachée dans un buisson, elle miaula:
« Partons vite d'ici et rentrons, miaula-t-elle, cet endroit me hérisse le poil, j’ai un mauvais pressentiment… »
Son mentor, le chat argenté nommé Cœur Onirique, répondit, sarcastique:
« Nuage Éraflé, es-tu encore un chaton, ou tu veux vraiment devenir une valeureuse guerrière ? »
La novice se cacha un peu plus dans les buissons quand un bruissement retentit juste au-dessus des têtes des guerriers. Elle lâcha un miaulement de terreur. Elle se recroquevilla sur elle et ferma les yeux quand elle entendit un miaulement surpris, étouffé par un craquement sinistre. Des feulements lui parvinrent, et des battements d’ailes, lugubres et terrifiants. Quand elle osa ouvrir les yeux, un rapace gigantesque s'imposa à elle, plus gros qu’un blaireau, attraper son mentor et le tuer en lui brisant la nuque en une simple pression de serre.
Les membres paralysés par la peur, elle ne bougea pas un seul instant, respirant à peine et n’arrivait à détacher son regard de ce carnage. Cœur Onirique, Lueur Sombre et Pelage de Marbre. Ils étaient morts, et les rapaces déchiquetaient avec avidité les fourrures, déchiraient les chairs encore chaudes. Ils ne se doutaient pas de la présence de l’apprentie, toujours cachée dans le buisson d’aubépine. Certaines épines s’enfonçaient dans sa fourrure, mais elle ne s’en rendait pas compte. L’odeur du sang, omniprésente, la terrifiait, la plongeait dans une folie insondable. La mort, les corps méconnaissables, réduits, les chairs éparpillées, et ce sang, partout, souillant l’herbe et les fourrures, le plumage et les serres, les feuilles et l’air, tâchant même l’espoir d’une vie heureuse de l’apprentie.
Le soleil se leva, éclairant de sa pâle lueur le sinistre carnage. Nuage Éraflé était toujours cachée, blottie dans sa terreur, voilà un petit moment que les grands-ducs étaient partis, repus, mais elle restait là, comme si elle sentait les regards acérés de ces rapaces plantés sur les fourrés qui la masquait, comme s'ils se délectaient de sa folie, et patientaient jusqu'à ce qu'elle qu’elle en sorte pour la réduire en pièce. Arrachant ses membres et ses chairs, laissant couler son sang.
Des bruits de pas approchèrent, et la patrouille de l’aube déboula dans la petite clairière à côté des quatre chênes, ils avaient senti l’odeur du sang, et, comme la patrouille de nuit n’était pas revenue, ils craignaient le pire. Mais pas celui-là, le carnage leur sauta aux yeux et une combattante s’effondra, Lueur Sombre, un guerrier fraîchement nommé faisait partie de la patrouille de nuit et n’était pas revenu, il était son seul fils qui avait survécu à l’hiver. Et il gisait là, éparpillé un peu partout, son sang mélangé à ceux des autres chats, ses os, ses lambeaux de chairs, ses bouts de fourrure, il était partout. Et nulle part…
Un vétéran s’approcha des buissons où se cachait la jeune apprentie, il se baissa et fit face à deux grands yeux écarquillés, effrayés, celle-ci ouvrit la gueule comme pour crier, mais aucun son n’en sorti. Il avait fallu attendre le coucher du soleil pour la voir sortir de sa cachette. Il avait fallu attendre trois jours pour l’entendre prononcer des bribes de paroles. Il avait fallu attendre sept jours pour que son histoire fût contée.


La lune émettait une lueur faiblarde quand une ombre sinistre passa devant elle, son reflet passa sur un félin. Quelques secondes après il était mort, tout comme le reste de sa patrouille. Sauf un, blessé au dos qui avait fui, laissant le carnage derrière son dos. Lorsque le Clan de l’Ombre avait entendu ces paroles, tous prirent peur. Lorsque la patrouille de l’aube vint constater les dégâts causés par ces ombres immenses et barbares, certains fut submergés par la panique. Lorsque quelques heures plus tard Souffle du Loup décéda de sa blessure, tous se refermèrent sur eux même, dans leur propre camp.


La pleine lune approchait, il suffisait d’attendre encore une semaine pour voir l’assemblée des clans. Une patrouille du clan du Tonnerre s’aventura trop près des quatre chênes. Les grands-ducs attaquèrent, invincibles. Un guerrier dans la force de l’âge se débattit avec rage et courage. Mais il était seul et il était impuissant. Éclat d’Ambre hurla, des serres avaient atteint ses yeux, son visage, ses oreilles. Aveuglé de rouge il courut, épuisé, il trébucha, buta contre ronces et fougères, les rapaces ne le poursuivaient plus, les trois autres cadavres étendus sur l’herbe humide leur suffisait.
La nouvelle se répandit vite, et le combattant devait se résigner à finir sa vie aux côtés des anciens, à jamais défiguré et aveugle. Seul le rouge restait imprégné dans sa mémoire, Seule la peur se faisait ressentir dans le clan, seule la mort les observait…

Mirage Astral huma l’air, c’était sa dernière patrouille avant un petit moment, car elle devait ensuite rejoindre la pouponnière. Son ventre lui pesait déjà un peu. Le vent froid ébouriffait son pelage. Après demain se serait l’assemblée, et elle avait hâte de revoir une vieille amie du clan de l’Ombre.
Elle était heureuse et même si les autres félins qui l’accompagnaient ne parlaient guère, elle appréciait leur présence. Quand ils arrivèrent vers les quatre chênes, un matou hurla, son cri se perdit dans un craquement sonore et sanglant. Son compagnon la poussa soudain sous un talus, juste avant de se faire emporter. Elle vit ses amis mourir, tout comme le père de ses enfants. Le sang était partout. Puis le talus vola en pièce et un rapace fonça sur elle, qui l’esquiva de justesse mais percuta son côté. De plein fouet. La combattante du clan du Vent tomba dans la rivière toute proche, elle se débattit pendant longtemps, mais la douleur, son ventre lourd et sa fatigue la tirait vers le fond de l’eau. Ce n’est que bien plus loin qu’elle réussit à s’en sortir, et tomba, épuisée. Ce n’est que le lendemain qu’une patrouille la retrouva, avant de découvrir le carnage. Ce n’est que trois jours plus tard qu’elle mit bas, de quatre chatons morts, prématurés, Ce n’est que trois cinq jours plus tard que les Clans décidèrent de réagir à cette menace…